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Hassan de Jordanie : Le conflit entre sunnites et chiites n’a rien à voir avec la religion
الجمعة, مايو 25, 2018

 

Dans un monde arabe qui s’enfonce dans la violence, rares sont encore les voix qui appellent à la sagesse et la raison. Et le prince Hassan ben Talal de Jordanie est l’une d’elles : à la tête de plusieurs fondations dont le Forum arabe de réflexion et l’Institut royal d’études interconfessionnelles, il s’emploie à promouvoir le dialogue culturel, religieux ou politique. Dans une interview accordée à L’Orient-Le Jour, il revient sur la décision des États-Unis de transférer leur ambassade à Jérusalem, où le royaume hachémite a une responsabilité historique sur les lieux saints, les tensions entre les Arabes et les Iraniens qui aggravent le clivage sunnite-chiite et surtout la nécessité de prévenir les conflits par une vision économique globale.

 

Quelles sont les conséquences du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem ? 
Je crois que les conférences qui se sont tenues à la suite de cela – la réunion des ministres arabes des Affaires étrangères au Caire ou celle des chefs d’État musulmans à Istanbul – ont dit clairement que cette mesure était rejetée sur le plan légal. Nous avons clairement fait savoir à nos amis américains que cela ferait obstacle au processus de paix. L’action elle-même en dit long sur la place des États-Unis dans le monde.
Aujourd’hui, nous assistons à un recul réel et dangereux de toute prétention au multilatéralisme, de la croyance en un ordre basé sur les règles internationales. En tant que Jordaniens, nous sommes préoccupés par les implications dangereuses et déstabilisatrices (de la décision américaine). Jérusalem est une ville sainte avec laquelle nous avons une longue histoire, et nous continuons à rappeler au monde que Jérusalem est essentielle pour la paix, dans le sens qu’elle résume tous les processus de négociation, qui, nous l’espérons, pourront être discutés, y compris la question centrale qu’on tente d’éviter, à savoir l’importance et la signification d’un État indépendant de Palestine avec Jérusalem-Est pour capitale.

Pensez-vous que les États-Unis ont ainsi définitivement perdu leur statut d’intermédiaire honnête dans le processus de paix ? Et un règlement négocié au Proche-Orient est-il encore possible ? 
Je crois (…) que la perspective américaine est clairement basée sur des trocs régionaux stratégiques : d’un côté, vous avez la question de la Palestine, et de l’autre celle de l’Iran, et les États-Unis ont choisi de considérer que le nouvel ennemi de la région est l’Iran. Fondamentalement, c’est ainsi qu’il faut voir la confrontation entre l’Arabie saoudite et d’autres pays du Conseil de coopération du Golfe d’un côté, et l’Iran de l’autre. Il faut la voir dans le contexte de pathologies binaires et d’une mentalité de silos.

Bien sûr, il faut considérer le timing de l’annonce, s’il y a annonce, du « deal du siècle », comme on l’appelle dans la région : comment celle-ci peut-elle être faite alors que les gens commencent à perdre tout espoir d’un avenir meilleur et à s’en remettre au cynisme de la realpolitik ? 
Lorsque nous évoquons l’avenir de la région, j’aurais cru que les États-Unis (…) auraient au moins estimé que la question de la sécurité ne se limite pas aux armes de destruction massive et à la lutte contre le terrorisme, mais qu’elle englobe également l’édification d’institutions régionales et la promotion de l’interdépendance régionale. Nous sommes dans une situation de polarité, plutôt que de pluralité.

Pouvez-vous élaborer au sujet de ce « deal du siècle » du président américain Donald Trump pour résoudre le conflit arabo-israélien ? 
Pour être honnête, je dois dire que personne n’a de détails au sujet de ce « deal du siècle ». Il a juste été mentionné, et nous devons supposer que la prise de position américaine clairement en faveur d’Israël, avec la visite de responsables américains et l’annonce de l’ouverture de l’ambassade à Jérusalem visent à prouver à la direction israélienne que les États-Unis sont sans l’ombre d’un doute à ses côtés. Mais la question qui demeure est la suivante : les États-Unis prendront-ils position au sujet de la zone C (NDLR : les territoires palestiniens toujours sous contrôle israélien en vertu des accord d’Oslo, et qui représentent environ 60 % de la superficie des territoires palestiniens), ou est-ce que le leadership israélien va succomber aux pressions de la droite et annexer ou continuer à bâtir des colonies dans la zone C ? Je pense donc qu’il s’agit d’une question cruciale. Mais je voudrais rappeler que le développement économique de la Cisjordanie, même s’il est vital, ne peut en aucun cas remplacer une solution politique. Aucun pays dans la région ne peut résoudre seul ses problèmes économiques. Les crises ne lisent pas les cartes, l’eau ne lit pas les cartes, et je crois qu’il est temps de reconnaître qu’un tsunami démographique se produira dans la région dans moins de dix ans et sera la cause d’une éruption de violence à une échelle inégalée, à moins que nous soyons sérieux dans nos tentatives de stabiliser la région.

Pouvez-vous en dire plus sur ce tsunami démographique, et pensez-vous donc que la région doit s’attendre à un surcroît de violences dans les années à venir ? 
La population de mon pays a augmenté de 87 % depuis le début des années 1990, nous étions à 5,2 millions et nous approchons aujourd’hui des dix millions. L’ONU, par ailleurs, reconnaît l’importance des effets déstabilisateurs de la présence de quelque 4,7 millions de réfugiés syriens répartis entre la Turquie, le Liban et la Jordanie.
Personne n’évoque encore une base régionale de données démographiques humaines qui nous permettrait de mener une politique de reconstruction postconflit sans répéter les erreurs du passé. Il faut élaborer des politiques axées sur la prévention des conflits en investissant dans la dignité humaine et en créant des emplois, tout en rendant la résolution des conflits plus réaliste grâce à une approche globale de la gouvernance dans notre région du Machrek.

Comment voyez-vous l’avenir de la Syrie ? 
Je vois qu’il y a d’un côté la Turquie, l’Iran et la Russie, et de l’autre les Américains et les Européens. Regardez les réunions de Sotchi, il est étonnant qu’elles se déroulent sans la participation de la Syrie elle-même, ou du moins de l’opposition syrienne qui ne semble pas prendre part de façon régulière aux réunions de Sotchi et d’Astana (…).
Personne ne se demande comment les Arabes vont survivre dans cette région sans les autres piliers de stabilité régionaux (les Kurdes, les Turcs et les Persans), sans une perception régionale. Par ailleurs, la confrontation entre l’Iran et les Arabes, et la proximité des Iraniens et du Hezbollah de la frontière avec Israël poussent les gens à se demander régulièrement s’il y aura une guerre dans un proche avenir. Un général israélien a répété ces derniers jours qu’il craignait que la situation ne soit semblable à celle de mai 1967 (un mois avant l’éclatement de la guerre israélo-arabe des Six-Jours, NDLR).

Estimez-vous que le conflit entre l’Iran et plusieurs pays arabes, emmenés par l’Arabie saoudite, aggrave le clivage entre sunnites et chiites dans la région ? 
Je pense honnêtement que le conflit entre sunnites et chiites n’a rien à voir avec la religion, et n’a rien à voir avec l’islam. Il est plutôt d’ordre ethnologique, en termes d’Iraniens contre Arabes, en termes de zones d’influence et d’ingérence, et chaque partie rejette la responsabilité sur l’autre. Quand pourrons-nous avoir une conversation entre musulmans qui développe l’altruisme, la philanthropie et la générosité intellectuelle envers l’autre ? Nous devons nous engager dans un dialogue visant à prévenir les conflits (…).

Les hachémites étant les descendants du prophète Mohammad, pouvez-vous jouer un rôle dans ce dialogue ? 
J’ai tenté de jouer un rôle en tant qu’être humain au cours des quatre à cinq dernières décennies de ma vie, en tentant de mettre l’accent sur les zones de convergence, par opposition aux zones de divergence. Bien sûr, cela voudrait dire faire appel à la fois à Qom et Najaf, en raison de leur autorité religieuse et spirituelle, ainsi qu’à La Mecque et Médine, sans oublier Jérusalem. Je serais totalement prêt à une telle initiative, à condition qu’il y ait un engagement à ne pas mêler nationalisme et religion, ne pas mêler les haines latentes qui résultent par exemple de la guerre du Yémen ou des activités en Syrie ou autres avec le fait que cette dissonance entre Arabes et musulmans ou entre musulmans eux-mêmes est une exception à travers les siècles.

Est-il possible aujourd’hui de rassurer les chrétiens d’Orient, notamment après le traumatisme causé par Daech, et tenter d’endiguer le flot de l’émigration qui affecte particulièrement leurs communautés ? 
En tant que défenseur du dialogue islamo-chrétien, je pense que nous devons garantir que tous les gens puissent vivre en dignité, et il est essentiel de promouvoir une citoyenneté inclusive sans discrimination entre chrétiens et musulmans ou toutes autres ethnies présentes dans notre région arabe. Je pense que Daech est un mouvement qui me rappelle les Karmates (NDLR : mouvement extrémiste qui alla jusqu’à mettre à sac La Mecque) des premiers siècles de l’islam. Il y aura toujours un mouvement nihiliste, et cela, en opposition à l’absence de stabilité dans la région.
Aujourd’hui, le véritable souci est que les guerres par procuration ont pris le dessus sur les équations régionales de dignité humaine et de perspectives d’avoir un avenir où il n’y a aucune justification. Il n’est pas étonnant que les gens se sentent dans une position inconfortable, et l’émigration devient de plus en plus attrayante ; n’oubliez pas que l’Occident tente d’attirer les gens les meilleurs et les plus brillants de notre région, qu’ils soient chrétiens ou musulmans.

 

 

 

 

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